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Médecine fœtale

Concordance des temps

Publié le 16 nov 2020Lecture 7 min

Grossesses gémellaires et théories de la gémellité à l’époque de Stéphane Tarnier (1828-1897)

Jean-Louis Fischer, Paris

Cette période du 19e siècle, pendant laquelle Stéphane Tarnier marque l’histoire de l’obstétrique, la gémellité, chez l’Homme et l’animal, est débattue aussi bien par les médecins, anthropologues, physiologistes et embryologistes. Ces débats s’élaborent dans deux contextes : le théorique et la pratique. Le théorique vise à comprendre l’origine des grossesses gémellaires normales et tératologiques (jumeaux conjoints ou joints) ; puis, la pratique qui s’interroge  sur les gestes et attitudes devant être adoptés par l’obstétricien face à une grossesse multiple.

En 1874, Louis Adolphe Bertillon (1821-1883) inspiré d’une remarque de l’embryologiste du Collège de France, Gérard Balbiani (1823-1899), évoque les jumeaux univitellins : « Ils ont donc tous les attributs qui caractérisent les monstres doubles issus d’un ovule à deux germes ; ils sont très vraisemblablement, comme le disait M. Balbiani, des monstres doubles dont la monstrueuse duplicité est arrivée à son apogée, à la perfection »(1). Les vrais jumeaux deviennent un exemple de la perfectibilité de la « monstruosité double » ! Cette façon de concevoir la gémellité vraie et la « monstruosité double » ne sera pas sans poser des problèmes conceptuels dans l’explication de l’origine embryologique de l’une et de l’autre : les jumeaux (♂♂︎,♀︎♀︎) sont-ils toujours issus de deux œufs ou d’un œuf qui se divise ? Toutefois, cette question théorique n’est pas la préoccupation majeure des praticiens de l’accouchement de ces années 1860-1870. S. Tarnier révise le Traité des accouchements (1844) de P. Cazeaux De la septième édition (1867) à la 10e édition (vers 1883), le Traité théorique et pratique de l’art des accouchements de Pierre Cazeaux (1808-1862) a fait l’objet de la part de Tarnier d’une révision par des annotations ponctuelles. En 1870, Tarnier est professeur agrégé à la faculté de médecine de Paris, chirurgien des hôpitaux et ancien chef clinique d’accouchements. Tarnier n’a pas été l’élève de Cazeaux mais il connaît les qualités pédagogiques et médicales de l’homme : « Je n’ai pas été l’élève de Cazeaux, mais c’était dans son livre que j’avais pour la première fois, étudié les accouchements ; je l’avais vu entre les mains de tous mes condisciples et plus tard de mes élèves »(2). La première édition du traité de Cazeaux date de 1841, et son usage, dans les facultés et les Écoles préparatoires de médecine et de pharmacie, fut autorisé, après examen du Conseil royal de l’Instruction publique, le 2 avril 1841 et délibération, par le ministre de l’Instruction publique Abel-François Villemain (1790-1870) le 6 juillet 1841. Par la suite le traité de Cazeaux est adopté par le Conseil supérieur de l’instruction publique et placé par décision ministérielle au « rang des livres classiques destinés aux élèves sages-femmes de la Maternité de Paris ». Cet ouvrage, ce monument de l’édition médicale, avait donc toujours un rôle à jouer dans l’enseignement et la pratique des accouchements dans ces années 1860-1880, après une mise au point nécessité par les progrès des connaissances médicales, scientifiques et des pratiques gestuelles des accoucheurs. Dans ce traité des accouchements de 1 162 pages, l’apport de Tarnier est signalé par une impression en caractères plus petits. Ainsi le lecteur sait immédiatement ce qui appartient à Cazeaux et ce qui appartient à Tarnier.  Analyse et pratique des grossesses gémellaires La grossesse gémellaire également appelée « grossesse composée » ou « multiple » concerne les femmes ayant « deux ou plusieurs fœtus [...] renfermés dans la cavité utérine ». La fréquence des grossesses doubles est pour Cazeaux de l’ordre de 1 sur 70 ou 80 grossesses et pour les grossesses triples, beaucoup plus rares puisque la maternité de Paris avance le chiffre de 5 cas pour 37 441 accouchements, soit 1 pour 7 488,2 grossesses. Tarnier apporte dans le traité (édition de 1870) une précision chiffrée dans les fréquences des naissances doubles et triples en Angleterre, en France et en Allemagne :                                                                              PAYS Nbre de GROSSESSES DOUBLES TRIPLES Angleterre 161 042 2 477 (1,53 %) 36 (0,022 %) France   36 570    582 (1,59 %)   6 (0,016 %) Allemagne 251 386  2 967 (1,18 %) 35 (0,013 %) (Selon les sources INSEE, nous relevons  les pourcentages de naissances doubles en France, pour l’année 1971 – 0,90 % ; 1986 – 1, 03 % ; 2008 – 1,55 % ; 2018 – 1,69 % ; et pour les naissances triples, 1971 – 0,008 % ; 1986 – 0,026 % ; 2008 – 0,022 % ; 2018 – 0,021 %)   Aux données produites par Cazeaux, Tarnier ajoute ce tableau concernant les sexes des naissances doubles. Il prend ses sources chez Fleetwood Churchill (1808-1878), professeur d’accouchement à l’école médico-chirurgicale à Dublin et auteur d’un Traité pratique des maladies des femmes hors l’état de grossesse, pendant la grossesse et après l’accouchement (1re édition française 1866). Auteurs Total des naissances doubles G-G  F-F G-F Clarke 184 47 68 71 Collins 240 73 67 97 Lever 33 11 11 11 (ce sont les chiffres donnés dans la note 1 de la page  250 du Traité de Cazeaux de 1870, les chiffres produits 184 et 240 ne correspondent pas à la totalité de ceux produits pour les GG, FF et GF.)   Dans ces chiffres, il n’est pas fait de différence entre les vrais et les faux jumeaux en ce qui concerne les couples garçons et les couples filles. Quant aux naissances de quadruplés et de quintuplés elles restent exceptionnelles, mais leur réalité n’en est pas moins révélée par certains médecins, et Tarnier cite quelques exemples avérés de grossesses de 4 et 5 enfants. Mais il reste d’avis avec Cazeaux quand ce dernier écrit : « Enfin, doit-on admettre ou considérer comme des fables ces cas de grossesses de six, sept, huit, neuf enfants et plus, dont on trouve d’assez nombreux exemples dans les auteurs » (en 2009, les médias annonçaient la naissance d’octuplés en Californie, chez une femme suite à une PMA). Il est généralement admis à l’époque que la fécondation s’effectue sur l’ovaire ou du moins dans sa toute proximité. Tarnier lui-même suit cette opinion défendue par Victor Coste (1807-1873), titulaire de la chaire d’embryogénie comparée du Collège de France et autorité en embryologie dans ces années 1870. Aussi, pour expliquer l’origine des naissances multiples, que Cazeaux considère comme des anomalies, avance-t-on une seule fécondation sur deux ovaires ou plusieurs fécondations successives dans un court intervalle. On privilégie plutôt les hypothèses que les certitudes, car rien n’apparaît encore vraiment certain dans ces explications : « Les explications ne manquent pas, souligne Cazeaux, mais toutes sont de pures hypothèses ». La présence de jumeaux se reconnaît assez tôt « Dès les premiers mois de la grossesse, le ventre a acquis un volume insolite qui se rapporte en apparence à une grossesse plus avancée... » Des signes sont aussi significatifs comme celui de l’effacement de la ligne médiane du ventre qui s’aplatit lors de la présence de jumeaux positionnés l’un à côté de l’autre : ce signe disparaît quand ils sont situés l’un derrière l’autre. La position des jumeaux dans l’utérus est variable et l’accoucheur devra au mieux la connaître. L’examen de la forme utérine est un indicateur suivant la situation des « dépressions », « dilatations » et « saillies » résultant du positionnement des jumeaux : les deux têtes en positions base produisent une dilatation excessive du bas de la matrice ; si un des jumeaux à la tête en haut et l’autre en bas il y a formation de deux dépressions et deux saillies. Le médecin accoucheur devra donc pratiquer alternativement le palper et le toucher pour s’assurer « que les renseignements fournis par ces deux méthodes d’investigation sont en parfait accord ». Le praticien savait à l’époque distinguer les battements cardiaques du fœtus, mis pour la première fois en évidence en 1818 par le chirurgien genevois François Mayor (1779-1855), pratique diffusée par Jean Le Jumeau de Kergaradec (1788-1877) en 1822. Les pulsations du cœur du fœtus, comparés « aux battements d’une montre enveloppée d’un linge » peuvent  confirmer, ou découvrir la présence de jumeaux, lors d’une auscultation. Toutefois, Tarnier souligne que le diagnostique n’est pas toujours aisé, dans la mesure ou le cœur d’un fœtus peut présenter des variations du nombre de ses battements à des moments différents de l’auscultation : « Pour éviter sûrement l’erreur, il faut que deux observateurs exercés placent leur stéthoscope sur les deux points où retentissent les battements cardiaques et qu’ils comptent simultanément et pendant le même temps ». Quant à l’accouchement gémellaire, malgré les particularités et les difficultés liées à la présence de deux fœtus, Tarnier résume : « il ne faut voir dans l’accouchement gémellaire que deux accouchements successifs ». Dans les cas de dystocies, ayant un rapport avec les jumeaux joints, Cazeaux s’était rendu à l’évidence du sacrifice des fœtus joints pour sauver la mère : « [...] malgré d’imposantes autorités, je n’hésite pas à me prononcer pour la mutilation du fœtus, et, dans ces cas je ne balancerai pas à sacrifier la vie de l’enfant au salut de la mère ». Tarnier suit ce principe, et ne fait aucun commentaire à ce propos... Le praticien de l’accouchement, de cette période, peut ne pas s’investir dans la problématique de l’origine des jumeaux, ses soucis se portent sur la réussite de la naissance de ou des enfants et du bien-être de la mère : les réponses aux origines de la gémellité viendront de l’embryologie expérimentale de la fin du siècle et du début du 20e siècle.

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